Salas-Tineo 20km. Cumul : 922 km.
Les Asturies, c’est joli. Mais ça se mérite. Le Camino Primitivo a confirmé ce jour sa réputation. On est loin des plaines de Castille et Leon du Camino Frances. Ça monte, ça descend, ça monte, ça descend. Et en plus, autre alternance tenace : pluie, soleil, pluie, soleil. Pas facile d’enchaîner ces montagnes qu’on dit « russes ». Pas facile de subir ces changements de temps et de réguler transpiration et protection. La conséquence : une distorsion temps/durée. Bergson le rappelait : le temps est absolu, la durée relative. Cette étape pourtant cataloguée « courte » (20km) nous a paru longue à cause de ce relief et de ce climat. Patrick et Alain sont gentiment venus m’attendre au départ de mon gîte ce matin et on a fait 16km ensemble qui ont confirmé notre amitié caminante. A 4 km du but, comme un cheval sentant l’écurie (en fait je « sens « surtout le bouc en ce moment) j’ai accéléré jusqu’à mon gîte de Tinéo où j’ai pu obtenir un « lit du bas ». En Espagne les lits superposés sont la règle dans les dortoirs (contrairement à la France où c’est l’exception). Il s’instaure alors parfois une stupide « course » aux « low beds » puisque « premiers arrivés-premiers à choisir ». Je vous ai déjà dit mon aversion pour les « upper beds » mais parfois c’est tout de même très bien (un petit nid perché) dans les gîtes récents comme la Casa Sueno hier soir.
A part ça ce matin un passage sous l’autoroute qui traverse la région m’a donné l’impression de deux mondes irréconciliables. Là-haut sur ces lignes droites posées sur de très hautes jambes en béton : la vitesse, les sens uniques, la technique, le corps emprisonné. En bas, au pied des piliers : la lenteur de la marche, les formes multiples, la vie naturelle, le corps en mouvement. On pourrait allonger la liste des oppositions, et ce ne serait pas caricature ou simplification. Dans un monde qui continue d’accélérer et de privilégier la technique, le marcheur ralentit et privilégie les diverses sortes de sensibilité. Sous ces deux bandes de béton je me suis soudain vu comme un marginal vivant dans un « monde d’en dessous », comme dans ces romans ou films d’anticipation dans lesquels quelques groupes de « résistants » survivent et se cachent dans ce qui reste d’un monde ancien. Oui, marcher c’est résister.
Ne nous leurrons pas néanmoins. Le « pèlerin » n’est pas le pur héros d’une vie totalement alternative. Sur le Camino l’objet le plus précieux reste le téléphone portable. Il faut avouer que le perdre serait un vrai coup dur. Photos, applications pour planifier étapes et hébergements, gps, liens avec les proches… Sur le Chemin aussi le smartphone est cet objet-monstre qui sert à tout et accapare le temps dès que l’étape du jour est terminée. Nous continuons là aussi, comme le dit si justement le philosophe Alain Damasio, à « caresser une vitre ».
Désolé de vous décevoir : le pèlerin n’est pas du tout déconnecté. La résistance a ses limites. La marge n’est jamais très éloignée. Cet ogre technologique, ce terrifiant « black mirror » continue de dévorer notre temps.
Trouvons lui tout de même une vertu. Il me permet d’écrire et publier chaque jour cette chronique pour garder avec vous un lien quotidien en partageant cette expérience du Camino !
Et voilà que d’autres questions me troublent : Jésus aujourd’hui aurait-il un portable ? Prêcherait-il sur une chaîne You Tube ?
Je suis sûr en tout cas qu’il mettrait en garde contre le pouvoir de la technique, qu’il militerait pour l’arrêt de tout nouveau projet autoroutier, qu’il serait dans les manifs contre l’A69, et qu’il passerait un jour à pied sous cette autoroute perchée parce qu’il viendrait sur le Chemin de Compostelle ce qui, pour lui, serait bien la moindre des choses ! D’une manière ou d’une autre, connecté ou pas, il serait lui-aussi un résistant… avec ses limites.
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Marcher dans la boue
Semelles usées
Je fais pas le malin
Commentaires
On dirait une sculpture , ce bout de pont ,ou un lancement vers le futur façon égyptien. Je vous souhaite une bonne matinée.
Beau texte ! Jesus était révolutionnaire donc qui sait